Pensées pour M'Ahmed
Place à ma Maman pour un émouvant souvenir...
"En 1962, petit enfant, il avait quitté l'Algérie avec sa famille et était arrivé dans ma région avec un groupe de harkis. Installés dans un camp, les hommes travaillaient au service de ce qui était autrefois les "Eaux et Forêts".
A la fin des années 60, il est arrivé au collège où j'enseignais. C'était un petit garçon d'une extrême timidité, voire replié sur lui-même... Mais il était avide de connaissances, bosseur acharné, et très rapidement, malgré son mutisme, il se signala parmi les meilleurs élèves de sa classe.
Je me suis attachée à cet enfant et petit à petit sa méfiance (ou sa crainte) s'est fissurée. La confiance s'est installée entre nous... puis plus tard l'amitié. En effet, lorsqu'il fut au lycée, il venait régulièrement me rendre visite. Nous parlions de ses études, de son avenir... Après un bac littéraire brillamment réussi il fut admis en " Khâgne" au lycée Champollion de Grenoble. Il consacrait tout son temps à ses études... Il avait la "rage" de réussir. Ayant peu de moyens financiers, il avait peu de loisirs...
Peu de temps avant le concours d'entrée à l'Ecole Normale Supérieure, une belle journée de printemps, ses camarades organisèrent une promenade en montagne. Il n'avait pas l'habitude de sortir en groupe mais ses camarades insistèrent :"ça te fera du bien de t'oxygéner juste avant le concours... Il faut te détendre un peu..." Arguments imparables : il accepta. Mais il n'était pas un montagnard... et de surcroît, il était mal équipé. La rumeur dit qu'il était en chaussures de ville... Sur le sentier de Chamechaude, son pied glissa... Il roula dans le pierrier... Sa tête heurta violemment un rocher... Sa vie se brisa là. Il s'appelait M'Ahmed. Il avait 20 ans.
En Octobre dernier, pour la première fois depuis l’accident, je suis "remontée" à Chamechaude. Son souvenir m'a accompagnée tout le long du sentier. Finalement, je ne savais rien des circonstances exactes de ce drame. A chaque pierrier malcommode, à chaque passage un peu délicat, je me disais: "est-ce ici ou là ?". Quand je suis arrivée au sommet, J'ai découvert le spectacle grandiose et inoubliable qui s'offre aux yeux du randonneur... Et là-haut, je me suis dit : " Pourvu, mais pourvu, qu'il ait perdu la vie en redescendant...."
Il avait été arraché à son pays tout petit sans l'avoir voulu... Il s'était battu, avec toujours la volonté de s'en sortir vissée au coeur, pendant toute sa jeunesse difficile... Et sa vie pleine de promesses s'est arrêtée sur les flancs d'un des plus beaux sommets de notre région...
Le destin n'est-il pas déroutant et cruel parfois? "