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Le blog de Cath
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7 janvier 2014

Chronique de la rue

Certaines d'entre vous me demandent parfois des nouvelles de ma Maman, que nous n'avons pas retrouvée depuis plusieurs mois sur ce blog..... "Madame Belle-Plume" continue de suivre des cours d'écriture à l'Université Inter-Âges du Dauphiné et elle nous fait partager aujourd'hui un très beau texte, répondant à la consigne suivante : Rédiger un texte de une à trois pages mettant en scène un personnage et un lieu choisis dans deux listes élaborées en classe. Décrire le personnage et le lieu de façon à permettre au lecteur de les imaginer. Utiliser au moins une litote et une phrase extraite de « Longtemps je me suis couché de travers ».

C’est la fin de l’après-midi,  un samedi juste avant Noël. La nuit est tombée depuis longtemps déjà, mais la place est habillée des lumières de la fête qui approche. Les vitrines richement décorées attirent la convoitise des badauds qui s’attardent. Les passants, nombreux, se pressent sur les trottoirs, chargés de paquets joliment emballés. « Chauds, les marrons, chauds ! ». La délicieuse odeur des châtaignes grillées envahit toute la place. Elle évoque les cornets de papier journal qui réchauffent les doigts engourdis par le froid, le craquant de la coque noircie et le moelleux du fruit fondant. Un carrousel ancien est installé près de la fontaine ; il tourne gentiment au son des vieux airs nasillards qui sortent de l’orgue de Barbarie. Les chevaux de bois et les cochons roses montent et descendent  le long de leur tige devant les yeux émerveillés des tout-petits qui n’ont jamais vu ça. Il flotte ici une sorte d’insouciance mêlée à l’impatience d’un évènement festif que l’on attend depuis des mois.

Il marche tête baissée, légèrement voûté. Ses pieds sont nus dans des chaussures bien trop larges pour lui. Il traîne la jambe. Son vieux bonnet de laine noir qui a certainement connu des jours meilleurs, est enfoncé jusqu’à la limite de ses sourcils. Il a remonté le col d’une veste trop légère qui ne paraît pas très efficace contre le froid vif de cette fin de journée de décembre. Il croise étroitement les bras sur sa poitrine, les mains sous les aisselles, comme pour retenir le peu de chaleur qui lui reste encore. Il ne paraît pas tout jeune. Son visage marqué de rides profondes est envahi par une barbe de plusieurs jours. Il détonne au milieu de la foule joyeuse, alerte, bien emmitouflée contre les rigueurs de l’hiver.

Il saisit au passage des bribes de conversations, des mots affectueux, des échanges complices, des petits bouts d’intimité. Mais lui ? Qui lui parle gentiment ? Qui l’appelle encore par son prénom ? Quand il était enfant, sa maman l’appelait Bidou. Pourquoi Bidou ? Il ne l’a jamais su. Mais il se souvient que la voix de sa mère était tendre et douce quand elle le bordait dans son lit en lui disant : « Dors bien mon petit Bidou ». Autrefois, il avait des rêves, des rêves qui ne se sont pas réalisés et qui le laissent avec la douloureuse amertume d’une vie totalement ratée. Quand il serait grand, il serait pompier ; il conduirait les camions rouges avec la grande échelle. Il quitterait définitivement la cité ; il habiterait à Paris dans un vaste appartement avec un balcon ; de son balcon, la nuit, il verrait briller les lumières bleues de la Tour Eiffel.  Ce soir, il n’a plus de rêves ; il n’a que des regrets et une foule de souvenirs arrivent en cascade dans sa mémoire. Dans la maison familiale, il y avait des jeux, des rires, des disputes enfantines. Il y avait des cris et des taloches mais il y avait aussi de l’amour. Il y avait la grande table de la cuisine autour de laquelle ils s’asseyaient tous à l’heure des repas. L’argent ne coulait pas à flots mais les assiettes étaient toujours pleines. Là, maintenant, il a faim ;  il a encore dans la bouche le goût du pain perdu que sa mère faisait le jeudi soir et il donnerait volontiers quelques années de sa triste vie pour savourer à l’instant une de ces tranches chaudes et dorées.

Tout à coup, il trébuche sur un pavé mal scellé de la chaussée. Il perd l’équilibre et tombe rudement sur l’angle du trottoir. Il ne bouge plus. Quelques gouttes de sang glissent sur son front. On s’attroupe autour de lui. Quelques réflexions désagréables fusent : « C’est un clochard ! », « Regarde comment il est habillé ! », « Pff, encore un qui a trop bu ! » Enfin, une âme plus compatissante sort son téléphone portable de sa poche et compose le 18.  Quelques minutes… puis un klaxon lancinant, des lumières bleues aveuglantes, le fourgon rouge. Les curieux s’effacent. A demi-conscient, il devine des silhouettes bleu sombre coiffées de rouge qui jaillissent du véhicule et se précipitent vers lui. Une main douce retire son bonnet, effleure son front. Une voix féminine et chantante comme celle de sa mère lui demande de ne pas s’inquiéter : « Nous allons vous conduire aux Urgences. On va vous soigner. Ce n’est rien, vous verrez ». Il y a si longtemps qu’on ne s’est pas penché sur lui pour le caresser et lui parler avec bienveillance. La main douce tient sa main ; on le pose avec délicatesse sur une civière dans l’ambulance rouge qui l’emporte. Quelle délicieuse sensation ! L’emmène-t-on au Paradis ?

Pas encore : « Voilà, Monsieur ; ce n’est rien de grave. Vous pouvez rentrer chez vous ». Chez lui ?  Il remet la veste trop légère, il enfonce de nouveau le vieux bonnet sur sa tête ornée d’un gros pansement et il repart lentement, de son pas traînant, vers son « chez lui ». Les milliers de petites lumières de fête clignotent toujours sur la place maintenant déserte. Ce décor féérique lui appartient pour la nuit. Son duvet rouge délavé et trop mince est étalé sur un épais carton d’emballage dans le renfoncement hospitalier d’un porche. Il ôte ses chaussures et se glisse tout habillé dans ce couchage de fortune. De la poche intérieure de sa veste il retire une photo, une vieille photo aux bords dentelés, une photo en noir et blanc, ternie par le temps. Comme chaque soir avant de trouver le sommeil dans ce refuge inconfortable, il contemple longuement une belle jeune femme, un bébé dodu dans les bras, qui le regarde en souriant tendrement.

*la phrase soulignée est celle extraite du texte d'auteur

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Commentaires
N
Une fois encore, si vite emportée dans votre imagination, à la fois belle et douloureuse.
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7
Je n'arrive que maintenant pour lire ce beau texte de ta maman... mais j'ai bien fait de le lire. <br /> <br /> Même si c'est la dure réalité que vivent ces personnes... que pouvons nous faire pour ceux qui ont décidé de se marginaliser toute leur vie??? je ne parle pas des pauvres. Vaste sujet....<br /> <br /> Bises<br /> <br /> Anne-Marie
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P
Un grand bravo à ta maman. C'est si bien écrit, émouvant et réaliste. Au fur et à mesure de ma lecture la scène prenait vie devant mes yeux. Les écrits de ta maman ne me laisse jamais insensible. <br /> <br /> Merci de nous les faire partager. <br /> <br /> Bisous
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T
le12.01.14., Je reprends le chemin de ton blog et comme chaque fois, je repars en arrière pour voir tes différents articles. Alors 1) continue longtemps à nous offrir le plaisir d'ouvrir ton blog. 2) félicite ta maman, j'étais plongée et transportée dans son récit, elle a bien du talent. C'est une histoire triste, mais moi j'y ai vu ce geste chaleureux, essentiel qui redonne espoir, courage pour supporter des moments difficiles et maintenir la tête "hors de l'eau" et qui sait réussir à atteindre de meilleurs rivages...
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E
Un pur talent de conteuse ! Et une histoire à méditer....<br /> <br /> Bises
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