La "corvée" d'eau
Retrouvons la plume "fleurie" de ma Maman, pour un bien joli souvenir...
"La petite maison africaine sans beaucoup de confort que j’avais louée au Sénégal m’a ramenée plus de cinquante ans en arrière, dans la maison de mes parents. A cette époque-là, comme actuellement encore au Sénégal, l’eau courante n’était pas à la disposition de tous. Chez mes parents, nous avions de la chance puisque nous avions un robinet d’eau courante sur un vieil évier de pierre. Cet évier se trouvait au fond d’une vaste arrière-cuisine sombre, au sol de ciment, glaciale en hiver . Une seule pièce de la maison était chauffée ( la cuisine-pièce de vie) par une cuisinière à bois et charbon (voilà au moins un problème que les Sénégalais n’ont pas : le chauffage de la maison !). Il y avait ,dans cette cuisinière, un réservoir que ma mère tenait toujours soigneusement plein d’eau. L’eau chauffait au contact du foyer et ainsi nous avions de l’eau chaude pour la toilette et pour la vaisselle. C’est par un petit robinet de cuivre, toujours bien astiqué et qui luisait dans notre cuisine sombre, que ma mère tirait l’eau chaude de ce réservoir. Ma chambre, la seule pièce occupée de l’étage, était elle aussi très froide en hiver. L’édredon habillé de coton rouge qui recouvrait mon lit m’était bien nécessaire mais en plus, chaque soir, au moment où j’allais me coucher, ma mère sortait du four de la cuisinière une brique vernissée, toute brûlante. Elle l’enveloppait dans un torchon blanc, m’accompagnait dans ma chambre, ouvrait mon lit, promenait la brique sur les draps gelés et la laissait entre les draps pour qu’une fois allongée je puisse poser les pieds dessus. Quel bien-être, cette brique, avant de m’endormir… ! Mais il fallait l’éviter le matin au réveil car elle était redevenue froide comme… la pierre !
En été, la cuisinière ne fonctionnait pas ; cependant ma mère avait parfois besoin d’eau chaude pour certains travaux ménagers. C’est alors qu’elle m’envoyait avec un seau chez le boulanger, notre voisin. Ne croyez surtout pas que c’était une corvée pour moi, bien au contraire…! Le fournil était situé sur l’arrière de la boulangerie ; j’y accédais par un petit chemin qui longeait le bâtiment, je descendais quelques marches et je découvrais un univers merveilleux… Rien à voir avec les « laboratoires » presque médicaux d’aujourd’hui ! Pas de carreaux de faïence blancs, pas de murs ripolinés, pas d’étagères chromées et brillantes… C’était une petite pièce basse aux murs et au sol bruts, occupée pour une grande part par le pétrin que je trouvais gigantesque. Dans l’angle près du pétrin, les sacs de farine se serraient les uns contre les autres. Le long du mur couraient de larges planches de bois sur lesquelles la pâte à pain reposait dans les moules d’osier.Le four, alimenté par des fagots ronflait.Les flammes jaillissaient vers l’extérieur chaque fois que la porte s’ouvrait et que le boulanger, d’un geste habile, faisait glisser de sa longue pelle le pain sur la semelle du four, ou, lorsqu’à l’aide de cette même pelle, il ramenait le pain cuit pour le déposer sur les grilles. Il y avait là de délicieuses odeurs mélangées de farine, de pain qui lève, de bois qui brûle et surtout de pain frais !! J’aimais voir le boulanger, manches retroussées très haut, les bras dans le pétrin jusqu’au coude, qui brassait la pâte souple, l’étirait en longs rubans, la tapotait…Tout un spectacle envoûtant…
Mais surtout…au fournil, il y avait Louison, le « mitron », le fils du boulanger. C’était mon amoureux. Quand il me voyait entrer avec mon seau il savait que je venais chercher l’eau chaude…Il m’accompagnait alors au-dehors, jusqu’au robinet placé sous le « bouilleur » derrière le four. Nous entamions de longues conversations qui se poursuivaient longtemps après le remplissage du seau…si longtemps qu’il arrivait souvent que l’eau ne soit plus que tiède quand je la rapportais à ma mère….
A N’Gaparou, au Sénégal, je n’ai pas vu d’amoureux autour du robinet sur la place du village, mais j’ai vu des groupes de petites filles, de jeunes filles, de jeunes femmes, et il me semblait bien que venir chercher l’eau n’était pas uniquement une corvée : il y avait beaucoup de bavardages et de rires…"